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Progressive Alliance Award

Discours par Laureate Loretta Ann “Etta” P. Rosales

Pourquoi nous luttons encore plus pour la justice, les droits humains et la démocratie aujourd’hui

Par lauréate Loretta Ann P. Rosales, dite « Etta », présidente émérite d’AKBAYAN, Philippines

 

Au nom d’AKBAYAN, j’aimerais de tout cœur dire Muchísimas Gracias à l’Alliance progressiste pour cet immense honneur que vous faites à AKBAYAN et à moi-même.

Cet hommage que vous nous rendez nous touche profondément. Mais nous ne sommes pas seulement touchés, nous sommes également honorés et … très agréablement surpris, en tout cas pour ma part. Après tout, nous n’avons pas l’habitude de recevoir des prix de ce genre. De nos jours, notamment aux Philippines, il n’est pas courant de remettre des prix à des personnes qui s’engagent pour le droit de vivre, pour la justice qui répare les torts, pour l’égalité des genres et la défense du droit à la liberté de parole lorsqu’elle est attaquée. Je ne peux pas m’imaginer que le président des Philippines, Rodrigo Duterte, inclue des projets de ce genre dans son programme national de développement et de protection sociale.

  1. Duterte n’a pas gagné grâce à la majorité absolue, mais grâce à la majorité relative – 38 % des suffrages aux élections présidentielles de 2016. Toutefois, son avance sur le candidat du parti libéral, Mar Roxas, était de six millions de voix et il n’a jamais cessé de rappeler aux gens que cette importante marge était synonyme d’une condamnation du néolibéralisme, d’un paradigme de développement qui a maintenu les oligarques au pouvoir aux dépens du développement du peuple durant les années qui ont suivi l’éviction de Ferdinand Marcos en 1986.

Durant sa campagne présidentielle, il a promis au peuple de nettoyer le pays de toutes les drogues illégales, de la corruption, de la criminalité, de rétablir l’ordre et la paix et de réduire la pauvreté. Il a dit aux pauvres qu’il était l’un d’eux, qu’il connaissait leurs problèmes non résolus, leurs destins et leur trahison par les élites.

En 2016, l’année où il est devenu président, il s’est attaqué aux puissantes institutions auxquelles il reproche de faire partie de cette domination oligarchique et corrompue : les médias traditionnels, l’Église catholique et même la Commission des droits de l’Homme ainsi que les politiciens corrompus liés au commerce meurtrier de la drogue qui détruit « son pays ».

Il a admis que la source principale du commerce illégal de la drogue provenait de Chine, mais qu’en détruisant l’infrastructure des demandeurs de drogues, les cartels de la drogue perdraient leur marché. Par conséquent, dès sa prise de pouvoir le 1er juillet, sa politique officielle a été de détruire inlassablement le marché des drogues illégales, une campagne qu’il avait entamée dès le lendemain de sa victoire le 9 mai.

Il a essayé de convaincre le peuple que les drogues dangereuses étaient à l’origine de la criminalité et que les toxicomanes dépendant de ces substances illégales étaient des membres dysfonctionnels de la société et eux-mêmes source de violence et de criminalité. Il a ainsi justifié les exécutions sommaires de ces mêmes personnes qu’il avait promis de sauver de la pauvreté, ces milliers de pauvres qui l’avaient élu à la tête du pays.

En janvier 2017, la police nationale des Philippines présentait un rapport sur le nombre total des victimes, 7000 toxicomanes et revendeurs, dont 2500 lors de coups de filet de la police. Ce chiffre est mystérieusement passé à 13 000 victimes vers la mi-août 2017. Les protestations de la communauté internationale des droits de l’Homme, menées par des rapporteurs spéciaux des Nations Unies et incluant l’Alliance progressiste contre ces meurtres, ont provoqué une réaction venimeuse de la part de Duterte qui a menacé de sortir les Philippines des Nations Unies. Lorsque l’Union européenne insistait sur le fait que les droits humains étaient un élément fondamental pour assurer les avantages commerciaux du système GSP+, et qu’ils devaient être encouragés pour améliorer la vie économique, notamment dans les secteurs plus pauvres de la société, Duterte a également menacé de rompre les relations diplomatiques avec les membres de l’Union.

Malgré les difficultés auxquelles les Philippines sont confrontées aujourd’hui, j’ai pu faire connaissance avec le réseau des membres de l’Alliance progressiste et j’ai été très impressionnée par la liste des partis politiques progressistes, dont un grand nombre se retrouve aujourd’hui à la tête de différents États.

En Mongolie, le Parti populaire de Mongolie (MPP) qui a accueilli notre conférence, est l’organisation au pouvoir. Vos expériences sont qualitativement différentes de celles que nous avons vécues avec AKBAYAN. Nous avons encore beaucoup à apprendre sur la façon dont vous êtes mandatés pour aborder les thèmes complexes de gouvernance qui couvrent les domaines d’intervention économiques, socioculturels et politiques. Nous sommes pleinement conscients de vos difficultés à produire de la nourriture pour le peuple à partir de terres hostiles, de même que nous sommes impressionnés par l’avance du Costa Rica en matière de protection de l’environnement et par la façon dont il a rendu ses précieuses ressources naturelles productives pour son peuple.

Notre expérience en Mongolie, et à présent au Costa Rica, nous apporte plus de solidarité pour le présent et de l’espoir pour l’avenir. C’est un bon sentiment d’être ensemble et de savoir que les partis frères, qui donnent à présent l’orientation pour les programmes de gouvernance contre les assauts du fondamentalisme mondial et le populisme, inspirent les partis politiques émergents comme les nôtres, tandis que nous continuons à défendre nos visions partagées d’une plus grande égalité sans discrimination, pour la dignité humaine, l’égalité des genres et de droits des personnes, pour la liberté et la solidarité entre nos peuples et ceux du reste du monde.

Permettez-moi à présent d’aborder le côté rationnel du prix que vous remettez à AKBAYAN et à moi-même. Vous citez la longue lutte que nous avons menée pour débarrasser notre peuple du dictateur Ferdinand Marcos et du combat qui a suivi l’éviction du dictateur, afin que l’État reconnaisse sa responsabilité envers le peuple. Je vous en remercie et je suis fière de vous annoncer qu’Akbayan, en tant que représentant au Congrès philippin, a fait partie des principaux auteurs de la Loi républicaine 10368 qui assure à présent la reconnaissance et la réparation des dommages causés aux victimes des violations des droits de l’Homme sous le régime de Marcos. Aujourd’hui, 75 730 demandeurs d’indemnisation et de réparation ont été vérifiés et confirmés par le Conseil des réclamations des victimes de violations des droits de l’Homme, une entité légale, créée spécialement à cet effet.

La loi est particulièrement importante dans ce sens que c’est un texte de législation pionnier en Asie, je pense, et peut-être au-delà, dans lequel un État est rendu responsable et doit rendre des comptes pour les violations flagrantes des droits de l’Homme commises contre le peuple. Son application est la condamnation d’un crime historique qui a affecté les vies de personnes sur de nombreuses générations – le crime de l’impunité.

L’impunité est possible uniquement d’un point de vue idéologique selon lequel le gouvernement est en place pour accorder à un petit nombre de personnes bien installées dans des positions de pouvoir une autorité illimitée pour agir en tant que seuls représentants souverains de cet État. À l’opposé, la gouvernance démocratique génère le pouvoir de l’État à partir de la volonté souveraine d’un peuple éclairé et autonome. Elle applique l’État de droit par le bas et selon le principe de la légalité. Elle empêche le monopole du pouvoir de l’État à travers le principe des mécanismes correcteurs. En retour, ce principe institutionnalise la division et la délégation de l’autorité à des organes constitutionnels et des branches de la gouvernance.

Cependant, lorsque l’équilibre institutionnel est piétiné par l’usage de la coercition, des forces armées et de la violence, seule une masse critique de citoyens informés et autonomes peut remettre en cause ce pouvoir coercitif. Au cours du récent passé politique philippin, la révolution de 1986 a évincé un dictateur avec l’aide d’un peuple furieux qui s’est battu pour restaurer la démocratie, la justice sociale et les droits humains. Au sein du pays, la résistance affichée contre Marcos a permis le rapprochement de différents secteurs avec des scissions au sein des factions de l’armée et des grandes entreprises. À l’extérieur, la solidarité des amis, des âmes sœurs qui ont soutenu notre combat contre le pouvoir d’un seul homme a exercé une pression sur les gouvernements pour qu’ils retirent leur soutien au dictateur.

Lorsque le président Ronald Reagan a vu comment Marcos avait été discrédité moralement et isolé politiquement par la nation philippine, il a chargé son émissaire, le sénateur Paul Laxalt, de dire à Marcos d’« arrêter, et d’arrêter proprement ». Marcos n’était plus la solution. Il était le problème et l’Amérique ne pouvait plus compter sur lui pour défendre ses intérêts en Asie du Sud-Est.

Vous employez le terme de « courage politique » en remettant ce prix et cela nous semble formidable et nous vous en sommes profondément reconnaissants. N’était-ce pas Winston Churchill qui a dit un jour que même si c’est un acte de courage de se lever et de se battre pour ses droits, c’est également un acte de courage d’être capable de s’asseoir et d’écouter les autres ?

La veille de mon départ pour le Costa Rica, j’ai eu un entretien calme et confidentiel avec huit femmes endeuillées, sept mères et une jeune veuve. En tant que victimes parentes de la guerre contre la drogue, elles sont venues partager leurs histoires de sang, de sueur, de douleur et de tristesse.

La plupart de leurs enfants ont été brutalement abattus, d’autres ont été battus avant d’être tués au cours des derniers mois de 2016. Les coupables étaient généralement des hommes en civil avec des masques et des bonnets. Certaines des victimes, en fin d’adolescence ou tout juste âgés d’une vingtaine d’années, ont été tuées chez elles, d’autres encore se promenaient dans la rue. Le mari de la jeune mère portait son bébé de deux ans alors qu’il était sorti pour acheter du lait pour l’enfant. Sa femme faisait ses courses dans le quartier quand elle a entendu des coups de feu. Elle a dit à son amie qu’elle voulait rentrer à la maison pour prévenir son mari quand quelqu’un s’est précipité vers elle pour lui annoncer que son mari venait de se faire abattre. Les coupables avaient dit au mari de poser le bébé et, à l’instant où il donnait le bébé à quelqu’un, ils ont tiré sur lui. Il a été emmené à l’hôpital et est décédé quelques jours plus tard.

Une mère a vu son fils se faire arrêter à neuf heures du matin par la police et elle a demandé à rester avec lui. Ils ont refusé de la laisser monter dans le fourgon de la police. Elle a obtenu l’adresse du poste et les a suivis. Lorsqu’elle est arrivée au poste, la police lui a dit qu’ils avaient donné un petit-déjeuner à son fils pendant qu’on lui posait quelques questions. Vers 11 heures, ils sont sortis, transportant un jeune homme en short alors que son fils portait un pantalon. Cela l’a alarmé malgré tout et elle a insisté pour voir son enfant. Au bout d’un moment, un policier s’est approché d’elle et lui a dit que si elle voulait voir son fils, elle devait se rendre à Tala, non loin de là. Elle y est allée. Une camionnette sans plaque minéralogique s’y trouvait et un corps fut jeté sur la route. Ce corps sans vie était celui de son fils, en short. Ils avaient apparemment changé ses vêtements et recouvert son visage au poste de police afin que sa mère ne le reconnaisse pas. À ce moment, il était déjà 12 heures. La mère pense que son fils a été frappé et peut-être tué dans la camionnette.

La raison de ces meurtres ? Ces personnes étaient considérées comme des toxicomanes, des revendeurs, des passeurs, ou ont simplement été des « dommages collatéraux » lors de coups de filet de la police. Peut-être la police avait-elle simplement besoin d’atteindre son quota hebdomadaire de cibles de la drogue.

Quand j’ai demandé aux mères si elles avaient cherché de l’aide auprès des autorités, voire de l’Église, elles ont répondu qu’elles avaient été trop occupées à trouver des médicaments pour sauver la vie de leurs fils, et celles dont les fils avaient été immédiatement tués, qu’elles n’avaient pas eu le temps de faire leur deuil car il leur fallait de l’argent pour les funérailles qui coûtent en moyenne entre 40 000 et 80 000 pesos. C’est cher pour des familles qui gagnent entre 200 et 300 pesos par jour.

Mais avez-vous essayé de contacter le maire ou d’obtenir de l’aide de l’Église ? « Non, car si nous étions allés chez eux pour nous plaindre, ils nous auraient demandé des preuves et ils nous auraient posé beaucoup de questions auxquelles nous n’aurions pas su répondre. Les hommes portaient des masques, les policiers étaient suffisamment proches pour entendre les coups de feu et nous ne pouvons pas joindre le maire et nous ne savons pas s’il peut aider. »

Et l’Église ? « Nous n’avons pas essayé. Notre curé n’est pas très sympathique, même s’il dit que c’est un péché de tuer selon les Commandements. »

Quel est le message que nous voulons faire passer ? Nous avons entendu parler des milliers de meurtres relatifs à la guerre contre les drogues. Mais ce ne sont que des statistiques qu’on nous montre. Chaque mère qui retient ses larmes en pensant à la façon dont son fils a été tué il y a un an nous raconte comment le gouvernement local est totalement insignifiant à ses yeux dans sa douleur. Pour l’Église, cela dépend du curé, s’il est sympathique ou non. Même les amis dans le quartier ne sont pas venus à la veillée des enfants, de peur que la police ne les suspecte de l’usage ou du trafic de drogues.

Qu’est-ce que cela nous enseigne ? Au cours de l’année, la brutalité avec laquelle la guerre contre la drogue a été menée a instauré un climat de peur paralysant où règne la violence armée de la police et des vigiles, entrainant la mort de milliers de citoyens, avec des chiffres variant de 8000 à 13 000 victimes, selon l’origine du rapport. Le gouvernement local a été efficacement paralysé et neutralisé dans sa capacité à assurer la protection et la sécurité de ses résidents dans leurs maisons et quartiers. Il a également montré son incapacité à maintenir un semblant de paix et d’ordre dans les communautés qu’il préside.

La paralysie de nombreux gouvernements locaux en place provient du fait que les noms de leurs maires et gouverneurs se trouvent dans un épais livre. C’est la longue liste des politiciens suspectés de narcotrafic que le président évoque partout et à chaque fois qu’il s’adresse à une foule. Il menace les personnalités politiques en affirmant que, si elles ne sont pas d’accord avec sa guerre contre la drogue, cette « liste » pourrait rapidement se transformer en une liste de certificats de décès.

Par conséquent, aujourd’hui, le peuple n’a que peu d’attentes vis-à-vis des gouvernements locaux, même si ces gouvernements postérieurs à 1986 ont été renforcés dans l’exercice du pouvoir politique par la législation de l’après-Marcos intitulée « Le code du gouvernement local ». Les autres branches du pouvoir et les organes constitutionnels dont la mission est de servir de contrepoids aux abus du pouvoir exécutif ont été réduits au silence par une série de plaintes de destitution déposées contre eux : la présidente de la Cour suprême, le président de la commission des élections et à présent le médiateur ont tous fait l’objet de plaintes de destitution.

En revanche, le meurtre brutal de trois jeunes adolescents par des policiers en août 2017 a suscité l’indignation du public qui a forcé le Palais à promettre une enquête approfondie sur les décès de ces jeunes. De même, la police nationale des Philippines, discréditée, s’est vu contrainte de faire marche arrière et a vu l’Agence antidrogue des Philippines (PDEA) reprendre le flambeau, conformément à la loi LR 9175 sur les drogues dangereuses.

De récents sondages des médias ont montré un effondrement des cotes de confiance sur la capacité du président Duterte à respecter les quatre promesses faites lors de son élection à la présidence, à savoir :

  • résoudre le problème des drogues illégales qui menace la société philippine ;
  • mettre fin à la criminalité et à la corruption
  • rétablir la paix et l’ordre et mettre en place un accord de paix avec le RPC/NPA et le Bangsamoro
  • réduire la pauvreté.

Mais il existe des indicateurs spécifiques montrant que le va et vient de la bataille entre l’autoritarisme rampant et la démocratie continuera de dominer sur le terrain. C’est dans ce contexte que la solidarité joue un rôle crucial.

Permettez-moi par conséquent d’exprimer une fois de plus notre profonde gratitude à l’Alliance progressiste pour sa visite opportune il y a quelques semaines. Une délégation dirigée par Konstantin a pris le temps de parler avec la Commission des droits de l’Homme et les membres de l’Église catholique des problèmes urgents sur le terrain. La délégation s’est rendue sur le marché où a coulé le sang de centaines de pauvres et de jeunes suspectés de consommer de la drogue. En vous remerciant aujourd’hui, nous vous demandons également de poursuivre ce soutien inestimable en cette période cruciale. Les choses s’aggravent toujours avant de s’améliorer. Mais elles ne peuvent s’améliorer que si des citoyens informés et autonomes s’élèvent pour défendre leurs droits bafoués et les institutions démocratiques qu’ils avaient rétablies après l’élimination de la dictature.

 

C’est pourquoi j’aimerais terminer avec les paroles sages d’Eleanor Roosevelt, prononcées lors de la commémoration des 10 ans de la Déclaration universelle des droits de l’Homme en 1958 :

« Où, après tout, commencent les droits universels de l’Homme ? Dans de petits endroits, près de chez soi, si près et si petits en fait qu’il est impossible de les distinguer sur une mappemonde. Pourtant, ils sont le monde de l’individu ; le quartier où il vit ; l’école ou l’université où il étudie; l’usine, la ferme ou le bureau où il travaille. Ce sont les endroits où tout homme, femme ou enfant recherche une justice égale, des chances égales et une dignité égale, sans discrimination. Si dans ces lieux, ils sont dénués de sens, ils n’en auront guère davantage ailleurs. S’il n’existe pas d’action citoyenne commune pour les faire respecter près de chez soi, vain sera l’espoir de les voir s’imposer plus largement. »

Muchísimas Gracias otra vez!

Speech by Etta Rosales FR