Madrid, le 23 mars 2019
Second projet de débat sur le capitalisme numérique
Gros plan sur l’individu
Pour un agenda progressiste du numérique Â
1 Race against the machine ?
Le progrès technologique a été un des facteurs les plus influents dans le développement social de ces dernières décennies. Les nouvelles technologies ont fortement changé la communication, la fabrication et la répartition des marchandises, la production de nourriture, le traitement médical mais également les stratégies de guerre. Avant tout, ce sont toutefois les technologies de l’information qui ont favorisé le développement de l’économie mondiale, qui ont intégré les marchés et en ont fait naître de nouveaux. Et dans les années à venir, le développement technologique ne perdra rien de son dynamisme.
En effet, une profonde révolution technologique est incontestablement en cours. La numérisation est en train de changer le monde. L’interaction de la collecte des données, de la mise en réseau, de l’intelligence artificielle et de la robotique est, dans le monde entier, à l’origine de changements radicaux dans la vie personnelle, sociétale et économique. La nouvelle révolution technologique se différencie de la numérisation actuelle par la rapidité des innovations, leur portée et l’interaction supplémentaire de différentes technologies.
La nouvelle qualité de la numérisation est principalement due aux progrès réalisés dans trois domaines et à leur interaction. Premièrement, l’informatique et les logiciels : la performance des processeurs augmente de façon exponentielle et facilite l’utilisation des technologies de cloud et des applications mobiles. Des algorithmes qui apprennent rapidement justifient aujourd’hui le terme d’intelligence artificielle. Deuxièmement, la robotique et la sensorique : tandis que la taille et le coût des systèmes diminuent, les possibilités d’application et leur facilité d’utilisation augmentent. Cela les rend intéressantes pour les petites entreprises et une fabrication individuelle. Troisièmement, et ceci est un point décisif, la mise en réseau et la connectivité des systèmes pour en faire un « écosystème numérique », dans lequel des réseaux de petits ordinateurs installés dans différents appareils et objets peuvent communiquer entre eux via Internet.
Même si aujourd’hui, nous ne pouvons pas encore prévoir ni les innovations, ni la rapidité à laquelle elles seront inventées et mises en Å“uvre, les faits technologiques sont relativement clairs, au vu de la dynamique fulgurante des dernières années. En revanche, les conséquences sur l’économie, sur la société et sur chaque individu sont imprévisibles. Il est facile de dire aujourd’hui ce qui est techniquement possible ; reste à savoir à quelles fins la technologie doit être utilisée.
Car comme le débat sur la mondialisation des années 1990, le discours sur la numérisation est à la fois réalité, promesse et menace. Pour certains, la numérisation est la réponse à tous les problèmes des économies et des sociétés, pour d’autres, le développement technologique est une contrainte contre laquelle on ne peut rien faire et qui est incontrôlable.
Les opportunités apportent également leur lot de risques. Pour beaucoup, la numérisation est le mot magique pour des politiques tournées vers l’avenir et pour d’autres, elle est à l’origine d’un cauchemar numérique : les espoirs d’innombrables solutions décentralisées au profit de l’humanité se retrouvent face à l’ère des géants du Web, la démocratie numérique face aux discours de haine et aux trolls politiques, la possibilité d’information illimitée face aux infox et chambres d’écho, la mise en réseau des différentes communautés face à la polarisation des débats, le développement personnel face à la surveillance totale, la dispense des travaux de routine face à l’augmentation des inégalités et des pertes d’emploi, la résolution de problèmes de développement dans le Sud global face au renforcement de la suprématie des pays du Nord grâce à l’avance technologique. Contrairement aux débuts de la technologie de l’information, qui fut accueillie sans grande résistance de la part de la société, la poursuite de l’avancée et l’interconnexion des technologies du 21e siècle ne seront plus acceptées de la même façon. Leurs revers deviennent plus évidents.
La signification politique et sociale des réseaux numériques, des usines intelligentes, du crowd work ou des mégadonnées dépend de la façon dont la technologie est utilisée. La technologie n’est pas une force autonome, elle est développée et utilisée par des individus. Elle peut renforcer une domination et une maximisation du profit ou faciliter le travail, la vie et la participation des individus. C’est pourquoi la gauche politique se pose toujours les mêmes questions, et pas seulement dans ce domaine : qui a accès à la technologie ? Quels besoins de quelles personnes sont satisfaits par la technologie ? Qui peut en décider et comment ? Dans quelle société voulons-nous vivre ? Comment la numérisation est-elle liée à d’autres processus majeurs comme les objectifs de développement durable ? Et à quoi doit ressembler une politique qui s’engage pour une utilisation démocratique et émancipative de la technologie ?
C’est pour cela que nous avons besoin d’un agenda progressiste du numérique. Le temps presse pour un tel agenda car l’évolution de la numérisation se décidera en grande partie au cours des années à venir.
Développer un tel agenda n’est pas une mince affaire. Il s’agira ici d’accorder des disparités apparentes entre elles : la faisabilité technologique, les développements sociaux et politiques et les limites écologiques ; la politique locale et les conditions globales ; les éléments de marché et les structures de l’économie solidaire ; les hiérarchies politiques traditionnelles et les innovations démocratiques venues du bas ; les projets à court et les objectifs à long terme. Pour cela, nous devrons nous montrer ouverts à une culture de recherche et d’expérimentation. En effet, de nombreuses questions resteront encore sans réponse aujourd’hui. Mais il faut que nous formulions des lignes directrices et des attentes servant à l’orientation et à la mobilisation. En matière de numérisation notamment, qui apporte tant d’incertitudes, il nous faut une sorte d’« utopie pratique », qui décrit, de notre point de vue, non seulement les problèmes, mais également les opportunités inhérentes à une numérisation réussie. En effet, moins de 50 % de ceux qui ont aujourd’hui accès à Internet sont d’avis que la technologie va améliorer leur vie. C’est pourquoi nous devons créer des opportunités afin de mener des discussions sur la façon dont la numérisation peut être combinée avec les différents objectifs sociétaux et sur le rôle que joueront la société, la politique et l’économie.
La mise en pratique d’un tel agenda ne sera pas non plus chose facile. Chaque alternative progressiste importante se dirigera contre des systèmes d’ordre établis avec des intérêts (économiques) puissants. Les réponses à des questions telles que « À qui appartiennent les données ? », « Devons-nous limiter le pouvoir sur le marché des géants du Web et si oui, comment ? », « Comment pouvons-nous garantir que tous profiteront du dividende numérique ? » et « Quel est le rôle les syndicats dans l’économie numérique ? » vont modifier les rapports de propriété et déplacer des parts de marché, décider du pouvoir, de la participation et de l’accès. La transition vers une nouvelle structure de l’ordre numérique sera majoritairement décidée au cours des luttes (de répartition) politiques et sociales.
C’est pourquoi notre prémisse centrale est la suivante : la numérisation a besoin de concepts et d’accords sociétaux ! Et pour que tout cela réussisse, les processus et les effets de cette révolution technologique doivent être compris par les acteurs de la société et leurs responsables et les initiateurs doivent devenir transparents.
2 Le capitalisme numérique
Aujourd’hui déjà , les systèmes numériques font partie intégrante de presque tous les domaines de l’économie politique, de la société et des relations sociales de ses membres. Capitalisme numérique signifie que l’échange d’informations numériques via des réseaux de données constitue le cœur de l’activité économique et sociale. Les données représentent ici la marchandise la plus importante et le World Wide Web est la métastructure de l’économie numérique. Internet est l’épine dorsale de toutes les prestations de service de l’économie de réseau. Qu’il s’agisse des actualités, d’écouter de la musique, de regarder des films, de communiquer : Internet est essentiel, non seulement pour le fonctionnement de l’ensemble de l’économie mais également de la vie individuelle, car il devient de plus en plus l’équivalent par excellence de la participation à la vie sociale. Par conséquent, le capitalisme numérique est important à la fois pour les producteurs et pour les consommateurs.
La numérisation va modifier fondamentalement la concurrence et la répartition de la valeur ajoutée. Même si la direction et la vitesse sont souvent déterminées par les intérêts économiques, les acteurs actifs et passifs de la numérisation sont souvent indissociables. Par conséquent, nous avons besoin de mieux connaître les aspects infrastructurels, idéologiques et techniques du capitalisme numérique et de ses formes économiques dominantes. Comment réagit-il et comment impose-t-il les innovations technologiques ? Comment l’économie capitaliste peut-elle prospérer à l’ère de l’information numérique ? Combien de responsabilité voulons-nous céder et comment pouvons-nous légitimer ce fait ? Le capitalisme va-t-il devenir une « zero marginal cost society », comme l’explique Jeremy Rifkin, allons-nous bientôt être rémunérés pour nos tweets, comme le suppose Jaron Lanier ou faut-il démanteler Internet en raison des dangers, comme le suggère Evgeny Morozov ?
Toutefois, le capitalisme numérique reste avant tout un capitalisme – avec toutes les dynamiques et les contradictions qu’on lui connaît. Une évolution technologique avec de nouveaux processus et de nouvelles techniques de production ne suffit pas encore à créer de nouvelles conditions de production. Le débat sur le capitalisme numérique peut donc induire en erreur en prétendant que nous avons créé quelque chose de différent sur le plan qualitatif que le capitalisme que nous connaissons depuis 250 ans. Les mécanismes capitalistes de base persisteront à l’avenir pour le capitalisme numérique. Des catégories telles que le travail salarié, les profits, la propriété privée, le marché conserveront leur importance. En fin de compte, il s’agit encore et toujours de capitalisme, mais sous une forme nouvelle. Et aujourd’hui déjà , il est évident que la numérisation, si elle n’est pas réglée par la politique, accentue les contradictions capitalistes : les effets de l’économie de réseau offrent des incitations et des opportunités pour la formation de monopoles. Certaines entreprises de l’économie numérique font déjà aujourd’hui état de chiffres d’affaires qui dépassent largement le PIB de nombreux États ; les devises numériques connaissent un boom sans que leur impact à long terme sur les marchés financiers et monétaires soit prévisible ; les marchés du travail sont polarisés, d’anciennes inégalités sont exacerbées et de nouvelles se développent ; le capitalisme numérique lui-aussi est orienté vers une croissance qui dépasse les limites écologiques. Une orientation vers le bien commun n’est pas constatée, même si beaucoup prétendent agir pour le bien de l’humanité ; et les acteurs économiques s’évertuent à limiter l’accès des institutions étatiques à la numérisation et les empêchent de modeler l’avenir de cette dernière. C’est l’orientation capitaliste vers le profit, que l’on retrouve aussi dans les discussions portant sur les algorithmes d’éthique, la protection des données et les discours de haine, qui doit être prise en compte. Il est important pour le développement de principes d’action efficaces de prendre conscience que, dans certains débats techniques et apparemment abstraits, il s’agit en fait simplement de capitalisme. La définition implicite et explicite des objectifs de la numérisation se fait pour l’instant dans un paysage d’acteurs opaque qui répond à peine aux exigences de la légitimité démocratique ou du contrôle de l’État. La question fondamentale est par conséquent : comment est-possible de légitimer les acteurs de la société et de la politique pour aider à façonner l’avenir numérique et quels sont les domaines pour lesquels ils doivent réclamer des droits d’intervention ?
3 Hors ligne : numérisation et inégalité
De nos jours, environ 50 % de la population mondiale a accès à Internet. Le nombre de ménages possédant des téléphones mobiles est supérieur à celui de ceux disposant d’eau potable et d’électricité. D’ici quelques années, le smartphone deviendra probablement un produit universel de l’humanité – le premier de l’industrie technique. Des histoires de réussites, comme par exemple les drones de fret utilisés au Rwanda pour la livraison de médicaments importants ou le système de paiement par téléphone M-Pesa au Kenya, montrent bien que les moyens de communication modernes peuvent être utilisés de manière ciblée pour relever les défis de développement locaux.
Mais ce ne sont que des exemples isolés. En effet, il reste toujours un large fossé numérique. 3,5 milliards de personnes, notamment dans les pays en développement, n’ont pas accès à une connexion Internet. En même temps, il semble de plus en plus difficile de connecter les régions encore non exploitées et de mettre à leur disposition l’infrastructure numérique nécessaire. Alors qu’en 2007, la croissance annuelle des utilisateurs d’Internet s’élevait encore à 17 %, le chiffre n’était plus que de 5,5 % en 2018. Au-delà des chiffres globaux, d’autres « fractures numériques » se dessinent en matière d’âge, de revenus, de genre, de région, de ville/pays, de qualité et de prix : tandis qu’en Europe, environ 80 % des personnes disposent d’une connexion Internet, elles ne sont que 22 % en Afrique. En dehors de l’OCDE, la plupart des petites entreprises restent hors ligne. Deux milliards de personnes vivent dans des pays où les tarifs pour 1 GO de données se situent au-delà de la limite des 2 % du salaire mensuel moyen. D’une manière générale, les femmes ont un accès plus réduit, et leurs lacunes linguistiques, notamment en anglais, leur limitent l’accès aux informations importantes. De nombreux signes portent à croire que pour ceux qui sont déjà en ligne, les cycles d’innovation et la transformation numérique s’accélèrent tandis que ceux qui ne font pas encore partie du monde numérique ont de plus en plus de difficultés à y avoir accès. Dans son rapport annuel de 2016, la Banque mondiale concluait que les « dividendes du numérique » n’ont pas encore été encaissés par les pays du Sud en particulier. Ces dividendes représentent l’espoir que l’utilisation des technologies numériques aura de grands effets bénéfiques tels que la croissance, des emplois et de meilleurs services publics pour les sociétés. Pour l’instant, les avantages bénéficieraient surtout à quelques groupes de population avec une bonne formation et bien connectés. Les raisons sont, en plus de la fracture numérique, le manque d’éducation, mais également une mauvaise politique règlementaire et la tendance au monopole. Ce sont de mauvaises nouvelles car le néant numérique ne signifie pas seulement avoir moins de chances pour trouver du travail, avoir accès aux services sociaux de base, à l’éducation et aux informations d’actualité ou pouvoir participer sur le plan politique. En ce qui concerne l’interconnexion croissante entre les différentes technologies clés comme par ex. la nanotechnologie, cela signifie aussi pour des économies et des sociétés entières que la fracture numérique empêche aujourd’hui le développement d’autres domaines, tels que la médecine, la biotechnologie et l’intelligence artificielle.
De ce fait, la numérisation ne contribue pas à la réduction des inégalités, mais elle en devient un multiplicateur. Et cela ne concerne pas seulement les pays du Sud global. Le développement économique de ces 30 dernières années a engendré à la fois une énorme avancée technologique et des inégalités extrêmes. Les technologies d’aujourd’hui peuvent également entraîner d’autres effets distributifs problématiques, lorsque l’automatisation élimine les emplois répétitifs, notamment dans les pays industrialisés et émergents, renforce l’inégalité entre les personnes très qualifiées et moins qualifiées ou promeut une « économie des superstars » dans laquelle des individus dominent des marchés entiers. Les questions de technologie et d’égalité sont donc étroitement liées. La technologie n’est ni bonne ni mauvaise, elle offre simplement des opportunités. La façon de les saisir dépend de nous. Cependant, l’accès abordable aux technologies de communication modernes est la condition sine qua non pour le développement au 21e siècle.
4 Le meilleur des mondes du travail ?
Le travail est au cœur du développement humain. Un bon travail permet de vivre, réduit les inégalités, soutient l’égalité des sexes et renforce les communautés. Renforcer le travail à l’échelle mondiale fait donc partie des tâches essentielles des partis socio-démocrates et socialistes. Un travail est bon lorsqu’il répond aux exigences et aux besoins des employés.
Le débat sur l’avenir du travail n’est pas nouveau. Il a sa place dans les débats sociétaux depuis de nombreuses années. Et cette discussion est très controversée. Certains partent du principe que la nouvelle percée technologique va détruire massivement les emplois et prévoient même la fin du travail. Les optimistes en revanche sont convaincus que les nouvelles technologies feront progresser les processus de transformation et ouvriront la voie à un nouveau cycle qui sera synonyme de nouveaux emplois, voire de nouvel âge d’or de la création d’emplois. Cette dernière idée se base sur l’expérience historique : malgré la peur de l’évolution technologique, des postes de travail nouveaux et toujours meilleurs ont été créés. Toutefois, il est également possible que la nature perturbatrice et la vitesse de l’évolution entraînent une caducité des modèles actuels de l’évolution techno-économique.
Depuis plusieurs décennies déjà , la numérisation de l’économie est l’un des moteurs principaux, avec la mondialisation, de la division internationale du travail. Cette tendance s’intensifiera au cours des prochaines années. L’intrication évoquée des différentes technologies telles que l’intelligence artificielle, l’impression 3D, les smartphones et la robotique différencient encore plus la division du travail. L’Internet des choses modifie des systèmes entiers de création de valeurs et décloisonne encore plus les marchés des biens et du travail au niveau de l’espace et du temps. Le travail devient plus mobile et multilocal. Les prestations numériques sont toujours plus fractionnées. Le rôle de l’être humain dans le processus de production passe de celui de prestataire d’une activité de travail à celui de surveillant de machines ; les travaux de routine sont effectués automatiquement par ces dernières. Grâce aux mégadonnées, il existe suffisamment de données pour tous les domaines. La capacité à les combiner et à les interpréter est une qualification essentielle pour le travail numérique.
Mais à quoi ressemblera le bilan de la politique de l’emploi au vu de ce changement ? C’est un point controversé et pas encore prévisible. D’un côté, il apporte l’espoir de nouveaux modèles d’affaires et de nouveaux secteurs qui créent des emplois ; d’une plus grande productivité qui bénéficie à tous ; de postes meilleurs, plus sains et de formats plus flexibles pour le bien de l’employé ; de plus de souveraineté de temps, de plus de possibilités de création d’entreprises et d’assistance pour des approches de l’économie solidaire.
D’un autre côté, le scepticisme est justifié. La « montée des robots » suscite des craintes qui ne sont pas sans fondement : une nouvelle vague d’automatisation pourrait en effet éliminer les emplois routiniers, principalement ceux des employés de niveau moyen, et ce non seulement dans le domaine de la production, mais aussi dans celui des services et du travail intellectuel. Des qualifications sont dévalorisées, d’autres en revanche plus demandées, des corps de métiers entiers vont disparaître et de nouveaux faire leur entrée. La mise en réseau globale et flexible de différents systèmes de machines au-delà des limites de l’entreprise engendre une séparation du travail et de l’entreprise. Les plateformes en ligne offrent à présent des prestations individuelles, en partie extrêmement fragmentées, que des personnes indépendantes travaillant en solo fournissent quasiment pour un salaire à la pièce. Les tâches de travail sont détachées du contexte opérationnel. Au niveau des entreprises, on constate un recul des marges d’autonomie, un renforcement des contrôles, comme le fait par exemple Amazon, ainsi que l’intensification et la précarisation du travail. Les syndicats sont confrontés au fait que les droits existants, comme par exemple la protection de l’emploi et de la santé, sont difficiles à contrôler dans une Crowd. Aujourd’hui déjà , on constate que dans les environnements de travail flexibles du Crowd-Working, Click-Working et des plateformes « Human Cloud », les salariés deviennent des « entrepreneurs », les employés sont souvent seulement engagés en cas de besoin, avec des contrats irréguliers, des relations de travail à court terme, une mauvaise protection sociale ou syndicale. La précarisation numérique, c’est-à -dire le nombre des personnes sans assurance sociale, pourrait augmenter rapidement. Le danger ici est la combinaison du progrès numérique du 21e siècle avec les conditions de travail du 19esiècle. Dans les immenses centres de distribution d’Amazon, le personnel ne fait que ce que lui dicte le logiciel d’Amazon, qui mesure en même temps leur productivité en temps réel. Les personnes employées sont une sorte de robot – une « human automation ».
Les environnements de travail numériques ne signifient toutefois pas que chaque type de travail en soi diminuera, mais que la qualité du travail pourrait diminuer pour un grand nombre de travailleuses et travailleurs. Les technologies numériques se chargent des travaux routiniers et créent simultanément une demande pour un personnel qui se charge des tâches non routinières. Ces dernières peuvent être grossièrement divisées en deux catégories et constituent les deux pôles du marché du travail : d’une part, la pénétration numérique du marché du travail entraîne une croissance des tâches abstraites, analytiques et créatives et la constance de la demande pour un personnel hautement qualifié. Dans le monde entier, des prestations de travail sont fournies dans le cadre de projets. La localisation du prestataire dans le monde ne joue plus un grand rôle. D’autre part, à l’autre bout de l’éventail des qualifications, il existe des tâches manuelles, notamment dans le domaine des prestations de service (sécurité, gastronomie, entretien). Il faudra encore beaucoup de temps avant que les robots puissent se charger de ces tâches qui demandent une activité situative. Toutefois, les qualifications demandées ici ne sont pas rares et ces activités sont généralement mal rémunérées. Au cours des dernières années déjà , la demande dans les deux catégories d’activités non routinières a augmenté, tandis que les activités « routinières » pour un salaire moyen ont chuté (et – juste pour information – une part des prestations de service est prise en charge par les clients eux-mêmes, qu’il s’agisse des transactions bancaires en ligne, de la caisse du supermarché ou des recherches des vols les moins chers). Cette tendance aux « marchés polarisés » va se poursuivre et sera l’un des principaux moteurs de l’inégalité des revenus la plus élevée de l’histoire dans de nombreux pays.
Simultanément, une main-d’œuvre bon marché, le catalyseur le plus important jusqu’à présent dans le processus de rattrapage de nombreux pays en développement, pourrait bientôt perdre sa signification : déjà aujourd’hui, il semble que la poursuite de l’automatisation de pans entiers de l’industrie non seulement influe sur la structure des marchés nationaux du travail, mais qu’elle pourrait également à nouveau modifier la géographie du commerce et de l’économie. Si les salaires jouent un rôle moins important à l’avenir, la proximité des marchés redeviendra plus pertinente. C’est ainsi qu’Adidas a recommencé à produire des chaussures en Allemagne, dans des halles de production presque entièrement automatisées. Les pays émergents et en développement pourraient être encore plus touchés par les effets de la numérisation que les pays industrialisés eux-mêmes. Selon les estimations de la Banque mondiale, environ 70 % des postes de travail pourraient être menacés par la numérisation dans des pays comme l’Inde et la Chine.
Contrairement aux précédentes révolutions technologiques, les effets sur les emplois dans l’industrie de haute technologie ont en effet été très modestes. Aux États-Unis, seulement 0,5 % de la population active travaille dans les secteurs de la haute technologie qui ont vu le jour depuis le tournant du millénaire. Toutefois, les effets réels sont encore controversés et probablement très différents d’un pays à l’autre. Mais dans tous les cas, il est clair que de nombreuses personnes seront touchées et qu’elles devront se réorienter. Rares seront les cas où les personnes concernées par le changement structurel trouveront de nouveaux bons postes potentiels dans le numérique. La question est donc de savoir comment la nouvelle société numérique de services et de connaissances pourra permettre à tous de subvenir à leurs besoins. Et comment les changements structurels pourront être modifiés en collaboration avec les individus et non à leurs dépens ? L’avenir du travail n’est pas encore défini. Personne ne sait aujourd’hui à qui profitera le « dividende numérique ». Nous ne connaissons pas exactement l’avenir, mais nous pouvons l’influencer. Il dépendra beaucoup de la façon dont les gouvernements et les partenaires sociaux façonneront les conditions cadres sociales, économiques et technologiques afin de créer de nouveaux et bons emplois et d’assurer des transitions justes au cours de la transformation. Par conséquent, les partis démocrates et socialistes doivent continuer à se pencher avant tout sur l’organisation future du travail.
5 Empires privés ? Les géants numériques
Le glissement des centres politiques de pouvoir et de décisions vers les puissants acteurs économiques, la délocalisation des tâches centrales de contrôle politique vers l’économie et l’orientation fondamentale aux intérêts « des marchés » sont indéniables. Ce développement a contribué de manière décisive à la perte de confiance dans les institutions et la capacité d’action de la politique au cours des dernières années. L’accumulation de la puissance économique va de pair avec l’influence politique : cela se voit aussi bien au niveau de la forte influence des lobbies sur les processus de législation que des pratiques commerciales impitoyables des groupes transnationaux envers différents pays, pratiques d’ailleurs souvent soutenues par les gouvernements mêmes de ces pays.
Ce développement se verra encore renforcé dans le capitalisme numérique. The winner takes it all (le vainqueur raffle la mise) : huit milliards de recherches par jour, dans certains pays jusqu’à 90 % de toutes les requêtes. Google est le plus grand gardien des informations et fonctionne ainsi dans de grandes parties du monde comme un monopole. C’est un phénomène typique aujourd’hui pour l’économie numérique et se répercute également au niveau économique. Selon une étude actuelle, environ 70 % du chiffre d’affaires de 300 milliards de dollars réalisé par toutes les sociétés Internet cotées en bourse aux États-Unis, provient de tout juste cinq entreprises. 57 % du montant sont allés droit dans les caisses d’Amazon et d’Alphabet. La croissance sur le marché boursier des cinq géants du Web s’est élevée à environ un billion de dollars américains au cours des dix premiers mois de 2017. Et rien que l’augmentation de la valeur dépasse ainsi la somme des PIB de la Norvège, de la Finlande et du Danemark. Quelques rares et immenses sociétés d’investissement comme BlackRock, Vanguard et State Street ainsi que des fonds des biens d’États détiennent d’importants portefeuilles d’actions des géants de la technologie. Apple est lui-même un groupe financier dont le siège se trouve au Névada, disposant d’un propre fonds d’échange financier et ayant accumulé des obligations d’entreprises d’une valeur de 180 milliards de dollars US.
En 2018, les cinq entreprises les plus lourdes après la capitalisation boursière étaient Apple, Google, Microsoft, Amazon et Facebook – la « ruling class of the digital world » (la classe dirigeante du monde numérique). Il s’agit ici de groupes mixtes, qui ne suivent plus un modèle commercial unique, mais plutôt d’entreprises qui concentrent leur pouvoir économique et le répartissent de façon variée, parfois surprenante, mais toujours de manière orientée données : Google dispose d’un moteur de recherche d’emploi global et contrôle conjointement avec Facebook environ 60 % de la totalité du marché de la publicité en ligne dans le monde. Facebook propose une application intranet pour les autorités et produit des séries télévisées. Avec sa propre marque « Amazon Basics », Amazon est devenu le plus grand fabricant de piles et le troisième plus grand fabricant de couches aux États-Unis (si l’on considère uniquement les achats en ligne). Avec sa paire de lunettes de réalité augmentée Hololens, Microsoft cible la fusion du numérique et de l’analogique sur le lieu de travail et est devenu la plateforme standard leader sur le marché dans ce domaine. Apple travaille avec acharnement à faire de l’iPhone une centrale de santé personnelle et voudrait équiper tous les utilisateurs de son iPhone d’une carte de crédit virtuelle. Ils ne craignent pas non plus les grands défis mondiaux, comme la numérisation de tous les livres jamais imprimés, la photographie de toutes les rues de chaque ville, l’installation de connexions Internet dans les zones rurales et le déploiement de voitures sans conducteur dans les rues.
Une grande partie des bénéfices d’Amazon ne provient pas de la vente. Les profits sont dégagés par la location de ressources informatiques inutilisées auprès d’Amazon Web Services, sans lesquelles des milliers d’entreprises ne pourraient pas fonctionner. Quelques rares investisseurs financièrement puissants décident également des développements de l’avenir. Au vu de la prochaine grande étape en matière d’intelligence artificielle, il n’est pas improbable qu’une poignée de groupes américains et chinois dominent entièrement le secteur de l’IA. Amazon a investi en 2016 13 milliards, Google 11 milliards, Alibaba, le grand groupe chinois, prévoit d’investir dix milliards dans la recherche pour l’IA. Pour gagner cette compétition, il ne faut pas seulement une infrastructure robuste, mais avant tout des tonnes de données sur lesquelles se basent le « machine learning » et le « deep learning » pour l’intelligence artificielle. Ces entreprises ont tout accumulé : infrastructure, capital, données.
Les plateformes puissantes, qui réunissent l’offre et la demande sur le marché en tant qu’intermédiaires, sont certainement les unités économiques les plus marquantes du capitalisme numérique. Google a été le pionnier. Aujourd’hui, il existe toute une série d’entreprises qui gagnent beaucoup d’argent en jouant le rôle d’intermédiaire. Airbnb, le plus grand fournisseur au monde de logements, ne possède aucun bien immobilier ; Alibaba, le grossiste au chiffre d’affaires le plus élevé au monde, ne dispose d’aucun stock de marchandises ; les plus grands fournisseurs de services téléphoniques au monde, WeChat, WhatsApp, ne possèdent pas d’infrastructure de télécommunications propre ; Society One, la banque qui affiche la croissance la plus importante au monde, ne dispose d’aucune liquidité.
Des plateformes contrôlent l’accès aux biens et les processus de chaque modèle d’entreprise. Les plateformes ne produisent rien elles-mêmes, elles constituent seulement un lieu de rencontre virtuel. Les seuls biens sont les données et les algorithmes. Elles se financent par le biais de charges, de publicité ou de données d’utilisateurs. Et l’effet de réseau leur permet de bénéficier rapidement d’une position de monopole. Souvent, elles ont un effet destructeur sur des secteurs existants car elles servent rapidement et à moindre coût un marché privé, qu’elles élargissent ou créent même. Souvent, elles s’aventurent ainsi sur des terrains inconnus et donc non réglementés. Ces intermédiaires recherchent la domination du marché et incluent de plus en plus de secteurs dans leur système économique. L’objectif est de définir et de contrôler les normes dans l’industrie et de mettre en scène chaque transaction économique comme une enchère, même les coûts du travail. Des contrats de travail précapitalistes en sont le résultat, par ex. lors de l’organisation de déplacements privés comme avec Uber ou en proposant un service de micro-travail sur des plateformes Click-work comme par ex. Amazon Mechanical Turk. Sur ces plateformes, l’algorithme, et avant tout le public, les clientes et les utilisatrices, effectuent la plus grande part du travail, sans percevoir aucune rémunération. Des systèmes d’évaluation, alimentés par les utilisateurs de la plateforme eux-mêmes, remplacent les standards et les règles, les labels de qualité officiels, le droit du travail ou les normes de construction.
Jaron Lanier appelle ces plateformes des « serveurs sirènes », inspirées des sirènes de l’Odyssée, qui attirent par des services gratuits et finissent par lier la personne ainsi appâtée pour toujours. Les sirènes gagnent dès qu’un changement n’est plus possible. Faute d’alternatives, car un nouveau changement serait trop coûteux ou simplement, parce que tous les utilisateurs sont chez tel ou tel fournisseur : Microsoft, Google, Facebook. Par l’effet de réseau ou de verrouillage, les entreprises se retrouvent rapidement dans une position de monopole. Elles se réservent le droit de modifier les règles du jeu à tout moment. Des expériences avec des modèles de paiement, des modifications dans les paramètres de confidentialité sont à l’ordre du jour. Leur font face des particuliers qui n’ont aucune influence sur l’ensemble du système. Ceci est valable aussi bien pour les clients privés que pour de nombreuses entreprises qui utilisent l’infrastructure numérique des grandes plateformes et groupes technologiques. Les plateformes ne sont plus de simples acteurs du marché. Elles déterminent le fonctionnement des marchés. Elles ont ainsi une souveraineté fonctionnelle, elles deviennent le principal superviseur et l’organisateur des véritables acteurs du marché et réécrivent les règles du jeu. Non seulement sur le marché, mais aussi dans les domaines clés de la politique en matière de cybersécurité, de protection de la vie privée, des élections, etc. Mais nous en savons très peu sur leur programme. Les critiques envers Google & Co. portent sur les règlementations laxistes en matière de protection des données personnelles, de vente des données des utilisateurs ou encore de coopération avec la NSA. Mais qu’en est-il de leur position par rapport à la politique d’infrastructure, aux standards et à la régulation ?
Les géants du Web utilisent de manière intelligente les différences entre divers systèmes de règlementation nationaux, comme par ex. en matière de politique fiscale, et se transforment en une force politique mondiale prônant ses propres lois. L’autre aspect est le désengagement de l’État, non seulement de l’économie, mais aussi d’autres domaines de la réglementation, que ce soit par intérêt ou parce qu’il ignore comment faire face aux grandes multinationales de la technologie. Dans les années passées, on a certes pu constater une renaissance de l’État, mais pas en tant que concepteur, plutôt comme gestionnaire de crise et stabilisateur là où les marchés ont échoué. Au vu de la puissance de marché et de la puissance politique de quelques rares entreprises, les institutions publiques d’État doivent redevenir un instrument de réforme central qui règlemente, apporte des impulsions, fixe des limites et encourage les innovations. Il sera difficile de former un service public qui mettra Facebook et Google au défi. Des règles anti-monopole, telles quelles sont de plus en plus utilisées dans l’UE, vont dans le bon sens. Mais nous avons aussi besoin de nouvelles approches. C’est effectivement difficile, mais ce n’est pas faux pour autant : beaucoup de problèmes ne peuvent être résolus qu’au niveau régional ou mondial en raison des chaînes de création de valeurs transnationales. Une vision nationale bornée serait de la négligence au vu des défis.
6 Le combat pour les données
Les données sont le nouveau pétrole : cette phrase est un lieu commun et se retrouve dans tous les discours sur la numérisation. L’analogie est déjà un cliché, mais elle n’est pas fausse. Généralement, elle se base sur le fait que les données sont devenues le moteur et le carburant d’une nouvelle économie.
Toutes les plateformes produisent une grande quantité de données : 72 heures d’enregistrements vidéo sont chargées chaque minute sur YouTube ; plus de 100 milliards de photos ont d’ores et déjà été téléchargées sur Facebook et plus de 40 milliards d’applications ont été téléchargées sur Apple iTunes. Selon différentes estimations, un mégaoctet, voire un gigaoctet, de données est collecté par personne et par jour. Dans le cas des mégadonnées, il s’agit d’un gigantesque volume de données massives non structurées, qui proviennent de nombreuses sources décentralisées et dont le volume augmente rapidement. Les modèles d’entreprise se basent sur le fait que les individus mettent volontairement leurs données à disposition lorsqu’ils utilisent des services numériques : un rythme cardiaque enregistré par un ECG, un raclement de gorge au téléphone, un balayage de l’écran du smartphone, un scan à la caisse du supermarché, l’utilisation d’un système de navigation, une application de santé. Chaque mouvement, chaque contact, chaque son, chaque image génère, dès qu’ils sont détectés par un capteur ou une caméra, des données lisibles par machine qui sont enregistrées, évaluées, diffusées et vendues. De plus en plus d’appareils connectés tels que les smartphones, les voitures, les chauffages ou les enceintes fournissent des données. Les mégadonnées ne sont donc pas seulement extractives, ce qui signifie extraire des données provenant de sources différentes. Cette matière première doit être « raffinée » par la fusion et l’analyse afin d’identifier des motifs inconnus jusqu’alors et de générer un savoir précieux. En principe, ce n’est pas nouveau. Ce qui est nouveau, c’est le nombre incroyable de données disponibles aujourd’hui grâce à des moyens de saisie et de stockage techniques toujours meilleurs, ainsi qu’à l’intelligence et la rapidité de l’analyse des données.
Mais comme dans les autres « industries extractives », les extracteurs de données produisent également beaucoup d’externalités, c’est-à -dire des frais générés par l’entreprise et qui sont répercutés sur la communauté, tandis que les groupes technologiques empochent les bénéfices. Ces externalités vont de la violation de la vie privée en passant par le racisme dans les algorithmes jusqu’à une consommation énorme de ressources des mégadonnées. Les centres de données mondiaux émettent aujourd’hui autant de CO2 que l’ensemble du trafic aérien.
L’ambivalence de la numérisation s’illustre au mieux dans le débat sur les mégadonnées : il y a d’un côté les grands avantages, non seulement pour les entreprises, mais également pour les administrations, le domaine de la santé, et la société dans son ensemble. De l’autre côté, il y a les risques provenant de la technique elle-même, de nouvelles questions éthiques et juridiques ainsi que de nouvelles complications pour la sécurité et la protection des données. Et les craintes d’une surveillance totale, de la perte de la vie privée et de la liberté sont également nourries. Les risques surviennent surtout lorsque les individus et les relations sociales deviennent l’objet d’inspections, d’évaluations et de pronostics : d’un côté, ils peuvent être manipulés plus facilement lorsque leurs préférences et leur comportement sont prévisibles. D’un autre côté, des rétroactions sont possibles si les personnes commencent à adapter leur comportement aux outils d’analyse. La sécurité des données devient un problème central pour les entreprises et la société. Alors que les données étaient enregistrées séparément sur des serveurs locaux lors du traitement classique des données, les données de masse sont désormais générées en larges quantités par la communication basée sur Internet et stockées dans des clouds. Cela facilite l’intégration des données d’Internet, la fusion à partir de différentes sources et l’accès depuis différents endroits. En même temps, les exigences en matière de sécurité des données augmentent afin d’écarter les risques d’accès non autorisés et d’usage abusif des données.
Et pour en revenir à l’analogie de départ des données qui sont notre nouveau pétrole : tout comme il existe des puits de pétrole que nous ne devrions pas exploiter, il existe des sources de données que nous ne devrions pas utiliser en raison des coûts sociaux trop élevés ; d’autres sources peuvent être utilisées, mais uniquement en respectant des standards de protection très élevés et la plus grande transparence possible. Il est essentiel ici de rendre compréhensibles les « processus de raffinage », c’est-à -dire la procédure permettant de transformer les données brutes en savoir, en divulguant les algorithmes. C’est la seule façon pour la politique de reconnaître où une règlementation est nécessaire. Et pour finir : le contrôle démocratique est important. Le pétrole/la plateforme de données ne doivent pas être installés là où la société ne le souhaite pas.
Dans les années à venir, l’enjeu sera de taille : il s’agira d’établir un nouvel ordre de propriété des données. Les données sont reproductibles à volonté. Lorsque nous partageons des données entre nous, elles deviennent plus précieuses à nos yeux. Mais pour exploiter cette valeur, nous devons organiser le monde numérique différemment du monde matériel. Et comme dans les autres industries extractives, l’extractivisme des données requiert des règles claires, de la transparence et une participation démocratique.
Le temps presse, car les grands groupes technologiques, en accord avec les pays et leaders dans le domaine informatique, essaient de toutes leurs forces de façonner les règles selon leurs intérêts et d’empêcher le développement d’une gouvernance des données dans l’intérêt public.
7 La nouvelle route commerciale : le commerce numérique
Internet devient de plus en plus une route commerciale du 21e siècle et la politique commerciale internationale une des arènes clés dans lesquelles les nouvelles règles du « capitalisme numérique » sont discutées et, le cas échéant, adoptées.
Amazon, Google, Uber, Airbnb et de nombreux autres ont également modifié radicalement notre façon d’échanger des marchandises et, de plus en plus, des prestations de service au-delà des frontières. Les commandes et les paiements par Internet sont non seulement confortables, ils diminuent en même temps les frais de transaction. La part du commerce en ligne a ainsi augmenté considérablement au cours des dernières années et continue de croître rapidement.
Les places de marché électroniques sous forme de plateformes en ligne gagnent de plus en plus en importance. Une application relie un fournisseur dans un pays avec un consommateur dans un autre, tandis que le fournisseur de l’application a son siège social dans un pays tiers, pourquoi pas dans un paradis fiscal ! Les marchandises deviennent des prestations de service. Là où étaient vendues des marchandises (par ex. un appareil de radiologie pour un hôpital), des solutions complètes sont à présent proposées comme un service. Le fabricant d’un appareil propose par exemple maintenant lui-même et à distance, voire depuis l’étranger, des services en ligne dans le domaine du diagnostic d’imagerie médicale à l’aide des appareils qu’il aura installés et qui sont régis via Internet. Nombre des phénomènes technologiques du nouveau capitalisme numérique décrits ci-dessus ressemblent de plus en plus à un cadre règlementaire de style « Far West » et les demandes de nouvelles règles destinées à ordonner le présumé chaos s’intensifient.
Et c’est là que la politique commerciale entre en scène. Toutefois, il ne s’agit pas de la règlementation en tant que telle. Du point de vue de la politique commerciale (et des diplomates et personnalités politiques du commerce majoritairement néolibéraux), il s’agit en principe de toujours encourager le commerce transfrontalier et d’éliminer les règles entravant ou déformant le commerce. À chaque fois que la politique commerciale s’intéresse à Internet, elle se concentre exclusivement sur les questions économiques, généralement dans l’idée d’une ouverture du marché fixée contractuellement pour les marchandises proposées en ligne et au-delà des frontières.
Ce sont avant tout les grandes puissances économiques qui insistent fortement pour libéraliser le commerce en ligne et le trafic avec des données numériques dans l’esprit de leurs entreprises de haute technologie, voire de protéger cette libéralisation dans un traité juridiquement contraignant. Leurs exigences comprennent entre autres : une plus grande libéralisation de l’accès aux marchés pour les fournisseurs étrangers de services électroniques ; le traitement égal des biens électroniques et non électroniques ; un trafic de données sans entrave (libre), c’est-à -dire également pour des données personnelles sensibles à caractère médical, financier ou autres ; aucune obligation d’enregistrer les données sur des serveurs dans le pays d’où proviennent les données ; une limitation de la possibilité des États de règlementer des prestations futures et de limiter l’accès au marché pour de telles prestations ; et aucune obligation pour les fournisseurs en ligne de prestations d’avoir des filiales dans les pays où ces prestations sont fournies.
Les grands pays industrialisés se retrouvent face à de nombreux autres pays, notamment des pays en développement, qui refusent de négocier à ce propos. Ces pays considèrent qu’une libéralisation du commerce en ligne et du trafic des données fixée par traité et assortie d’un catalogue de sanctions serait prématurée et irait à l’encontre de leur intérêt de développement car la fracture numérique déjà existante dans le monde n’en serait qu’approfondie. Certes, le commerce électronique offre à des prestataires spécialisés venant de tels pays des opportunités internationales jusqu’alors inexistantes, mais seulement lorsque les conditions infrastructurelles nécessaires (comme un Internet rapide) sont en place et que des biens et des services concurrentiels à l’échelle internationale sont proposés. Dans les cas notamment où le dernier point n’est pas donné, les signes précurseurs vont dans la direction opposée : une ouverture précoce pour les fournisseurs en ligne internationaux place une partie de l’économie locale sous la pression de la concurrence internationale. Une fixation prématurée du libre-échange numérique sur la base du statu-quo aurait pour effet de renforcer encore plus l’avance technologique des pays leaders dans le secteur de l’informatique et de rendre le processus de rattrapage difficile voire impossible pour les pays moins développés. Une interdiction juridiquement contraignante des instruments de l’industrialisation numérique limiterait de façon inacceptable les marges de manœuvre nécessaires pour des stratégies de développement numérique. De même, des efforts pour soumettre des nouveaux fournisseurs de plateformes à des législations nationales peuvent être potentiellement plus compliqués voire exclus par de nouvelles règles commerciales, comme par ex. la non-discrimination ou la neutralité de la technologie.
Au-delà des questions commerciales complexes, il faut également voir l’essentiel. En fin de compte, les lignes de conflit classiques du marché contre l’État et de la mondialisation contre la souveraineté nationale se reflètent dans cette controverse. Elles sont encore une fois tracées très clairement par la numérisation des échanges. En effet, d’une part, les géants du Web d’aujourd’hui exigent de pouvoir faire des transactions partout dans le monde avec une assurance contractuelle, sans entrave ou juste une régulation minimale. Et de l’autre, il y a le droit (ou disons le devoir) des États d’établir des règles « discriminatoires » envers les fournisseurs étrangers régissant le marché dans l’intérêt de leurs propres citoyen.ne.s, de leurs employé.e.s et de leurs propres entreprises Ceci est notamment valable dans la période actuelle avec ses grands bouleversements technologiques, où de nombreux États avec des conditions de départ totalement différentes n’espèrent pas tirer d’avantages d’une concurrence internationale sans entrave.
8 L’éducation numérique
Il ne faut pas être aveugle face aux innovations technologiques, mais il ne faut pas non plus s’interdire de réfléchir à la façon dont le potentiel sociétal de la technologie peut être déployé et aux conditions qui y sont nécessaires. Les partis progressistes notamment devraient avoir moins de réserves quant à la technologie et réfléchir plus à sa dimension sociale : comment la numérisation change-t-elle notre monde du travail ? Qu’est-ce qui rend une société numérique vulnérable ? Comment pouvons-nous encourager la participation à travers la technologie numérique ? Comment pouvons-nous devenir des citoyens responsables sur et avec Internet ? Qui définit les règles du jeu pour l’avenir ? Quels doivent-être les objectifs de la numérisation ? À qui apportera ou retirera-t-elle le pouvoir ? Comment peut-elle être utilisée pour relever les grands défis de l’humanité ?
Ce dont nous avons donc vraiment besoin, c’est de l’éducation numérique. Cela ne signifie pas seulement que nous devons être informés de manière plus transparente sur ce qui se passe sur le plan technique et sociétal, mais également que les personnes doivent être en mesure de contribuer au développement. Pour cela, nous avons besoin d’une meilleure éducation dans le domaine numérique, qui favorise les compétences générales : comment et où trouver les informations nécessaires ? Comment les évaluer ? Comment se protéger contre de fausses nouvelles ? Comment gérer les plateformes sociales ? Comment utiliser les ressources numériques ? Que faire pour contrôler les appareils et non l’inverse ? Pour cela, des compétences de base sont nécessaires, comme par exemple un esprit critique.
Une éducation de qualité pour tous est un objectif central de l’Agenda 2030. La numérisation accélère la production et la diffusion d’informations ainsi que les processus d’apprentissage à l’échelle mondiale. D’un côté, cela offre des opportunités importantes pour résoudre les problèmes majeurs de l’humanité et ouvrir à tous l’accès aux connaissances, à l’éducation et la formation, et ce pas uniquement dans les pays en développement et les pays émergents. De l’autre, le risque de la manipulation ou de la perception sélective des faits ne cesse de croître. La capacité de gestion responsable des médias numériques devient une qualification clé pour l’avenir.
Cette éducation civique numérique, ou « code literacy », c’est-à -dire l’obtention de connaissances de base des ordinateurs, des réseaux et des algorithmes, est également importante car elle permettra aux individus de reprendre le contrôle face à la technologie. Aujourd’hui, la communauté Web ne se compose plus en premier lieu de décideurs indépendants, mais de consommateurs numériques. En plus de la règlementation publique et de la transparence, il est également nécessaire d’avoir plus de responsabilité personnelle et de confiance en soi face aux machines. La perte de l’autonomie individuelle n’est pas inévitable et un avenir numérique responsable est possible. Son succès demande des formes ouvertes et participatives de la technologie ainsi qu’un débat public, une éducation numérique et une émancipation. Si le « capitalisme des machines » n’a pas toujours la cote actuellement, ce n’est pas la faute de ces dernières. C’est pourquoi le débat doit être porté des cercles très fermés du gouvernement, de l’économie et des expert.e.s techniques vers la société. Car c’est là qu’est sa place. Le plan de construction du monde doit être ouvert à tous. Pour cela, il est nécessaire de créer plus de lieux où la mentalité socio-politique croise l’esprit pratique ; des lieux où la technologie s’oriente aux besoins des personnes, et où le côté pratique des choses est mis en avant. C’est la seule façon pour nous de devenir des acteurs de cette révolution technologique, et non pas de la subir.