PREMIER TOUR DE L’ELECTION PRESIDENTIELLE EN FRANCE :
UNE DÉFAITE HISTORIQUE
La journée du 10 avril 2022 est entrée dans l’Histoire des élections françaises comme l’aboutissement d’une décomposition et d’un pourrissement évident des bases démocratiques sur lesquels se tient la République française depuis des décennies.
L’électeur est devenu depuis longtemps un stratège qui se détermine moins en raison de fidélités ou de convictions qu’en fonction d’un désir de punir ou de soutenir, de se défouler ou de chahuter le système. Il fait son marché, il pèse ses préférences et ses haines et une phrase peut l’emporter sur tout un discours.
L’abstention plus forte qu’en 2017 qui fut le niveau le plus bas depuis 1988. L’effondrement historique de la droite classique et de la social-démocratie pourtant implantées dans les territoires et le poids écrasant des partis populistes de droite et de gauche conduisent, comme il y a cinq ans à un deuxième tour de l’élection présidentielle qui opposera un démocrate à une populiste qui, cette fois dispose d’une réserve de voix.
Croyant son moment venu, la gauche radicale domine tout en refusant toute union avec les autres forces de gauche et écologistes.
Le pari réussi d’Emmanuel Macron ?
La stratégie du président candidat Macron en 2016 consistait à ringardiser les partis traditionnels et à se poser en seul rempart face à l’extrême droite. L’attrait de la nouveauté pour un nouveau venu techno-bonapartiste qui gouverna en pratiquant le centralisme technocratique, fut total pour quiconque voulait ce moment comme l’Italie l’eût en 2014 avec Matteo Renzi, la Grande-Bretagne avec Tony Blair dans les années 90 plus tôt ou, dans une moindre mesure les Pays-Bas avec Wouter Bos, bousculer le système, les habitudes et les conservatismes, miser sur la modernité, la jeunesse, la mondialisation heureuse, le renversement des tabous…
Mais le quinquennat d’Emmanuel Macron vit l’émergence avec les Gilets jaunes, d’une fronde sociale violente du fait d’un gouvernement qui s’appuyait sur les classes moyennes supérieures, qui ménageait les puissants et ne comprenait pas la nécessité du dialogue avec les forces sociales.
Tant pis si les élections locales ne permirent pas l’implantation dans les territoires du parti présidentiel alors qu’elles rappelaient la solidité des bases des deux grands partis de gauche et de droite dans les régions et les villes.
La crise sanitaire a évidemment bousculé l’action d’Emmanuel Macron, comme la crise financière avait contrarié le quinquennat de Nicolas Sarkozy et le terrorisme avait perturbé les réformes de François Hollande. La pire épreuve pour les sociétés occidentales en temps de paix a évidemment eu des conséquences politiques notamment avec la « convergence » entre ce qui restait des Gilets jaunes, résignés et la montée des antivax et des opposants au pass sanitaire.
La guerre en Ukraine a aussi gelé durant quelques semaines un débat présidentiel d’une pauvreté intellectuelle, idéologique et théorique sans précédent : il ne fut question que de postures, d’image et surtout de sondages, jamais du fond des programmes.
La presse de son côté, joua une partition à deux voix : dérouler un tapis rouge à l’extrême droite en ne parlant que d’islam, d’insécurité et d’immigration, et répéter à l’envi le récit d’une qualification inéluctable de l’extrême droite au deuxième tour de l’élection présidentielle avec une overdose de sondages se suivants et se ressemblants qui installaient ce que devraient être (tant probables que souhaitables) les performances des différents camps politiques.
Mais l’Histoire ne se répète pas toujours fidèlement et le pays se prépare ou il est préparé pour une victoire de l’extrême droite dans les urnes, maintenant qu’elle a déjà gagné dans beaucoup trop de têtes.
Eric Zemmour ou la stratégie métapolitique
L’assimilation d’une des thèses les plus populaires d’Antonio Gramsci – la conquête de l’hégémonie culturelle est un préalable à toute victoire politique – par l’extrême droite française depuis plus de 40 ans donne ici, une nouvelle fois les preuves de son efficacité.
A la façon de beaucoup de nationaux-populistes, Zemmour a bâti son dispositif à partir de la place qu’il a conquise dans les médias pendant dix ans. Le journaliste conservateur est devenu chroniqueur, auteur à succès, puis polémiste réactionnaire dont le discours et la notoriété ont fini par le contraindre à s’engager politiquement tandis que ses soutiens investissent avec méthode les réseaux sociaux. Il a profité de l’espace radical laissé par Marine Le Pen pour régénérer une extrême droite qui devait « institutionnelle » et qui était affaiblie par l’échec de Marine Le Pen lors de son débat de l’entre deux tours de la présidentielle de 2017 et, cette stratégie, relayée durant des heures sur une chaîne de télé fut payante puisqu’il réussit à débaucher plusieurs cadres du RN. Son intransigeance sur tous les sujets lui a coûté et finalement, il termine devancé par Le Pen. Il reste qu’il va compter dans la nébuleuse de la droite radicale car l’après Marine Le Pen commencera au soir du second tour si elle perd et on sait qu’à l’extrême droite, la figure du chef n’est pas à prendre à la légère et sa nièce, Marion Maréchal dispose déjà d’un dispositif politique et intellectuel connecté aussi bien à Salvini, Orbán ou encore Bannon…
Mélenchon a-t’il réussi la pasokisation du PS ?
C’était un vieux rêve qui remonte au référendum sur le Traité constitutionnel de 2005, la victoire de Syriza en Grèce et la percée de Podemos en Espagne, réussir la substitution dans la gauche de la social-démocratie au profit de la radicalité.
Si le PS demeure la première force de gauche en France en termes d’élus locaux, la force attractive à gauche est désormais La France Insoumise qui dans sa stratégie d’Union populaire (qui rappelle la stratégie d’Allende au Chili à ceci près qu’il s’agissait d’une coalition des gauches), Mélenchon, malgré ses excès, ses ambiguïtés sur la Russie, l’antisémitisme, convainc par sa version européenne du péronisme qu’avait approché Ségolène Royal – qui a soutenu le « líder » de la gauche radicale qui avait pourtant quitté le PS à cause de la même Ségolène Royal en 2008… Il s’agit d’un rapport direct au peuple, la contestation de l’oligarchie, un texte un terme vieilli, mais remis au goût du jour, une radicalité qui séduit les nostalgiques du gauchisme des années 70, les passionnés des luttes latino-américaines dans leur grammaire anti USA avec dans ses franges, au nom de l’instrumentalisation de toutes les radicalités au service de la « révolution (citoyenne) à venir » y compris les courants de l’islam politique pourtant sexiste, antisémite et antirépublicain.
Avec 2 % à Paris, Anne Hidalgo essuie un cruel désaveux deux ans après sa réélection, sans que pour autant, sa légitimée ne soit remise en cause par personne aujourd’hui chez les élus parisiens, de gauche comme de droite.
Il reste que Mélenchon et son mouvement La France Insoumise (LFI) n’ont pas d’alliés en Europe du fait de son intransigeance et que même son modèle, Die Linke, a échoué en beaucoup de ses électeurs migrer dans les rangs de l’AfD, éclatant aussi sur la question des réfugiés – une crise qui a aussi touché le LFI. De plus, l’idée d’un dialogue SPD – Die Linke n’a jamais été totalement taboue, du moins du côté des seconds.
Cette situation ne va pas laisser indifférent le PTB dans la Belgique voisine notamment dans la partie francophone où le PS demeure la force principale de gauche.
L’échec des Verts – réformisme ou radicalité ?
En 2009, Les Verts français avaient réussi un virage réaliste à l’allemande et battu les socialistes aux élections européennes, mais comme après chaque expérience gouvernementale, un tournant gauchiste triomphe. Yannick Jadot n’a pas réussi à imposer dans un parti sans discipline, une orientation écolo-réformiste dotée d’une culture de gouvernement. Son message fut trop souvent perturbé par la tendance attrape-tout de ce parti qui accueille sur ses listes des radicaux sur beaucoup de questions de société. Le fait que les questions climatiques soient centrales dans les débats politiques a privé les écologistes du monopole de l’alerte sur le sujet alors qu’ils auraient pu être les plus inventifs autant sur les solutions réalistes que sur le chemin pour y parvenir sans effrayer les électeurs.
L’effet Roussel
Les communistes qui avaient connu leur meilleur résultat à la présidentielle en 1969, ne cessait de baisser depuis, ou de faire chemin commun avec le PS ou avec Jean-Luc Mélenchon.
Il devait choisir entre intégrer le pôle de radicalité à gauche, et soutenir Mélenchon ou assumer son identité pour se poser en alternative à la fois au PS et à LFI. Le vrai objectif étant la sauvegarde de son groupe parlementaire après la perte du dernier conseil départemental lors des élections locales de 2021.
Face à un Parti socialiste qui semblait déconnecté des réalités sociales et populaires du pays, il fit une percée saluée cyniquement par la droite et la presse qui voyait une « vraie gauche républicaine » oubliant qu’il s’agissait du Parti communiste, toujours lié au PC chinois par exemple et dont certains élus locaux ont défilé avec des islamistes – une ligne rouge maintes fois brandies pour vouer aux gémonies la gauche sur fond de procès en « islamogauchisme ». Tout cela fut oublié… Roussel fut moqué par les écologistes et la gauche radicale pour ses positions jugées « franchouillardes », c’est-à-dire en fait de « français moyen ».
Le prix élevé des ambiguïtés de Valérie Pécresse
Valérie Pécresse avait quitté le parti républicain du fait de la victoire de l’orientation de droite populiste portée par Laurent Wauquiez dont les députés européens n’ont jamais soutenu l’exclusion de Viktor Orbán du PPE, mais elle a porté la même orientation une fois candidate en jouant du discours de l’ordre, d’une logique punitive et en laissant percevoir une porosité réelle avec certains des thèmes de l’extrême droite d’autant que son opposant du deuxième tour de la primaire de la droite était très voisin des thèses d’Eric Zemmour.
Coincé entre la radicalité de Le Pen – Zemmour et la politique de droite de Macron, elle n’avait pas d’espace, largement grignoté par ce dernier. Elle n’a reçu aucun soutien de la part de l’ancien président Nicolas Sarkozy. En réalisant le pire résultat de la droite à une élection présidentielle en France, elle peut néanmoins miser sur une implantation locale forte, mais la reconstruction d’un parti présidentiel conservateur sera très dure. Jamais il n’avait été si faible.
Anne Hidalgo ou “ Arx Tarpeia Capitoli proxima ”
Comme Valérie Pécresse, à la Région Ile-de-France, Hidalgo a connu une belle victoire quand elle fut réélue Maire de Paris. Cela en fit la candidate « naturelle » d’un parti de gouvernement qui n’a pas de présidentiable après 2017 et dont la direction oscilla entre l’effacement derrière une candidature écologiste et l’affirmation sans incarnation rassembleuse.
Pour éviter un débat interne qu’il craignait fratricide, le Premier secrétaire fit en sorte que la désignation de la maire de Paris ne soit qu’une formalité et le Parti socialiste crut que la transposition des succès cumulés d’une présidente de région, de maires de grandes villes comme Paris, Nantes, Rennes, Montpellier, Nancy – le maire de Marseille ayant décidé de soutenir une candidate qui ne fut pas en mesure de se présenter au vote faute de parrainages suffisants – permettrait de bâtir une dynamique. C’était oublier que les maires donnent toujours la priorité à leur engagement local, quitte à se tenir à distance des affaires du parti.
Une deuxième erreur fut l’ambiguïté collective à l’égard de la primaire. Le PS avait inscrit les primaires dans ses statuts, mais il décida de ne pas les organiser, craignant qu’elles ne débouchent sur la division comme en 2016-2017. Mais, ayant besoin d’une dynamique, il voulut soutenir la primaire populaire boudée, par quasiment tous les candidats de gauche, et dont les animateurs finirent, après avoir rassemblés et fait payer plus de 400 000 citoyens sincères, après l’échec de Christiane Taubira à obtenir les 500 parrainages nécessaires pour se présenter, par soutenir Mélenchon alors que Yannick Jadot était arrivé en deuxième position lors du vote… Anne Hidalgo se présenta, puis se retira quand elle compris que l’union n’était pas là, alors que le PS avait appelé ses militants à y participer…
Jamais le PS ne s’imposa comme force propulsive capable d’organiser avec ses cadres, de façon méthodique une campagne dans laquelle la candidate manqua de soutien, ne disposant pas d’un collectif inclusif et inventif alors qu’elle disposait d’un bon programme, de bons réseaux et qu’elle était la seule avec Emmanuel Macron pouvoir compter sur de solides alliés européens qui incarnaient les capacités d’une gauche de gouvernement.
Anne Hidalgo paya aussi le puissant mouvement de mauvaise humeur à l’égard de sa gestion municipal, relayé dans le reste du pays par un antiparisianisme paradoxal puisqu’au sein du PS, aucune candidature alternative ne fut jamais proposée par ceux-là même qui étaient réticents à l’égard de la maire de Paris.
L’hostilité à sa personne qui frôlait l’obsession et le harcèlement ne fut jamais vraiment contrecarrée avec vigueur et énergie par un PS qui a perdu depuis longtemps la bataille des réseaux sociaux, grandement dominés par l’extrême droite.
La méfiance entre la candidate et le Premier secrétaire du PS, les récits sur les intentions de l’ancien président François Hollande de jouer un rôle autre que le soutien, bien qu’il apporta sans hésiter son appui à Anne Hidalgo, la mise en scène de ralliements d’anciens ministres socialistes à Emmanuel Macron sans qu’il s’agisse toujours de faits nouveaux et le feu roulant de sondages faisant de son score, autant une prévision, qu’une injonction firent le reste.
Le PS n’avait pas retrouvé de force propulsive réelle depuis 2017 et il marcha à la présidentielle sans illusions, espérant finalement faire mieux que les 6 % de Benoît Hamon en 2017.
Cette fois c’était le PS lui-même qui subissait les effets d’une situation qu’il avait lui-même créé par un mélange d’amateurisme, d’indécision, de nonchalance et d’indifférence aux problèmes réels des Français, trop soucieux de « coller » au qu’en dira-t-on des écologistes, de la France insoumise et aussi des injonctions de courants réactionnaires qui, tout en voulant lutter contre l’islamisme ne disaient rien de la façon de le combattre sur le plan idéologique.
Quelles perspectives pour les législatives
La dynamique des élections législatives des 12 et 19 juin prochain dépend évidemment de l’issue du deuxième tour de l’élection présidentielle.
C’est la première fois qu’il y a un temps aussi long entre les deux élections ce qui laisse le temps aux discussions, au rebond pour certains et à la correction d’une campagne qui n’a pas porté sur le fond. Une campagne législative c’est moins le troisième tour de la présidentielle que 577 campagnes liées quand même à un contexte national.
Si Emmanuel Macron gagne, ce qui semble le plus probablement, on sait déjà qu’une centaine environ de députés LReM sortants ne seront pas candidats ou réélus. Selon les circonscriptions, cela peut avantager presque tous les partis.
La performance des candidats à la présidentielle n’est pas mécaniquement transmissible aux candidats issus de la même formation politique et il y a donc quelques questions qui sont autant de défis notamment la question des groupes parlementaires. Il faut 15 députés pour en constituer un.
Il y a peu de chance qu’il y a une alliance globale à gauche car LFI peut aller au bout du « sorpaso », le remplacement du PS et le fait qu’il n’a manqué qu’un demi-million de voix à Jean-Luc Mélenchon pour être qualifié au deuxième tour confirme bien que c’est la division qui lui a fermé cette porte.
Dans cette dynamique-là, les écologistes et les communistes n’ont pas beaucoup de raison d’aider le PS, mais il faut aussi comprendre que l’élection présidentielle ne dit rien de la réalité des possibilités en juin prochain. Tout dépend des candidats, de leur implantation et de la campagne. En tout cas :
Se pose aussi les possibilités d’union à gauche. Un bloc de gauche est-il possible avec des écologistes qui veulent leur groupe, les socialistes et les communistes qui veulent sauver les leurs après l’échec d’une stratégie commune à la présidentielle, la leçon peut-elle est tirée ? Et si oui, la discipline de désistement sera-t-elle appliquée partout ? Avec ou sans LFI ?
Que se passera-t’il au PS dans les mois qui viennent
Un peu à la façon de Sisyphe, le Parti socialiste joue la partition bien connue maintenant des 3R « refondation, rénovation, reconstruction » avec un schéma classique : les partisans du changement radical qui entonnent ce refrain alors qu’ils sont aux commandes pour assurer leur maintien et disputer le discours de rupture à ceux qui leur reprochent d’incarner la continuité qui a mené à l’échec ; les impétrants qui veulent faire « feu sur le quartier général » pensant que le changement des têtes est un préalable et que pour le reste on verra après, d’autres encore militent pour une mue social-démocrate sans que cela signifie un socialisme tiède car après tout, on est en France, un pays où la modestie à l’égard des autres pays européens ou du reste de la gauche européenne n’est pas le fort des socialistes !
Il y aura des demandes de congrès, d’assises, d’Etats généraux ou encore d’inventaire dans lesquels, le combat principal sera de forcer les socialistes à reconnaître leurs erreurs et à oublier leurs succès sous le quinquennat 2012-2017. Mais cela ne sera jamais suffisant.
On pensera qu’une nouvelle organisation sera une obligation sans qu’on sache clairement comment elle fonctionnera, car passées les intentions les comportements ne changeront pas.
Si l’année 2023 est une année sans élection, à part les sénatoriales dans quelques départements, le PS devrait entrer en 2024 dans un nouveau cycle électoral avec les élections européennes, en 2026 les élections municipales et en 2027 les élections présidentielle, législatives et régionales… Avant de nouvelles élections européennes en 2029…
Le processus des 3R sera donc inachevé. Mais il devrait y avoir une cohabitation entre « les lièvres et les tortues » : les premiers soucieux de se maintenir ou d’aller vite en étant fluctuants et dilettantes dans leur travail, les seconds, prêts à affronter l’épreuve du temps, à avancer avec méthode et endurance sans céder aux raccourcis et aux facilités.
Ce qui est certain, c’est que rien n’est possible avec un projet sans parti pour le bâtir et le diffuser pas plus qu’avec un parti sans projet à bâtir et à diffuser, voilà pourquoi il faudra traiter au lieu des classiques 3R, si on peut dire, les 3P : « projet, parti, performance ».
Pierre Kanuty
Secrétaire fédéral à la solidarité internationale –
Ex conseiller diplomatique auprès du leader du Parti
Paris, le 12 avril 2022